-
PDF
- Split View
-
Views
-
Cite
Cite
Siobhán McIlvanney, Shirley Jordan, Thoughts on Place: A Conversation with Annie Ernaux, French Studies, Volume 78, Issue 3, July 2024, Pages 497–510, https://doi.org/10.1093/fs/knae090
- Share Icon Share
This interview with Annie Ernaux took place on 20 November 2023 in the author’s home at Cergy-Pontoise.1 Our intention was to use an overarching theme — that of place — as a guide or fil rouge allowing us to garner Ernaux’s current thoughts and feelings on a range of subjects that have played a pivotal role throughout her writings and her life. In a three-way conversation that lasted throughout the afternoon, we explored the significant places and environments that recur in Ernaux’s writings, from the café-épicerie of her childhood to the places and spaces of her adult life.2 We explored the author’s sense of her place in social, cultural, and political terms. We discussed her perception of the social place of her (woman’s) body, and of the body as place. We also considered the place that contemporary society allocates to older people and the author’s attitudes towards her own ageing. The latter development was generated not only by our own interest in how Ernaux treats ageing in certain of her writings, but also by her intervention just prior to our interview in an important public event about ageing in France today. This was the inaugural event of the Conseil national autoproclamé de la vieillesse, of which a highlight was a plenary conversation about ageing between Ernaux, the historian Michelle Perrot, and Laure Adler.3 Our interview as published here in French Studies includes material from three of the overarching headings that we explored with Ernaux: ‘La place sociale, culturelle et politique’; ‘La place du corps/ le corps comme place’; and ‘La place des vieux/vieilles et de la vieillesse’. We have opted to focus upon material with which many of Ernaux’s readers may not yet be familiar, including her responses to contemporary events and movements, and her reactions to winning the Nobel Prize for Literature in 2022. It is with this subject that we begin.
La place sociale, culturelle et politique
Siobhán McIlvanney and Shirley Jordan: Suite à votre récompense si bien méritée du prix Nobel de littérature, nous aimerions en savoir plus sur la manière dont vous envisagez désormais votre place dans le monde littéraire français. Vous captez souvent dans vos écrits un sentiment d’illégitimité vis-à-vis de ce milieu prestigieux. Par exemple, vous écrivez dans Une femme: ‘Il fallait que ma mère […] devienne histoire pour que je me sente moins seule et factice dans le monde dominant des mots et des idées’. Quarante ans après la mort de votre mère, est-ce que ce rapport avec le monde dominant a changé définitivement?
Annie Ernaux: ‘Factice’ est un mot important, qui contient l’idée de jouer un rôle, qui flirte avec l’imposture. Voilà, la facticité, c’est ça, ne pas être à sa place. Difficile d’expliquer: c’est un sentiment, une sensation, une synesthésie même. Comme si je n’aurais pas dû être là. Ça se décline de différentes façons: Pourquoi suis-je là? En même temps, je considère comme normal d’y être aussi. Mais pas sous cette forme-là, mondaine et visible. À la fin de L’Événement, j’écris que ‘le véritable but de ma vie est peut-être seulement celui-ci: que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent de l’écriture, c’est-à-dire quelque chose d’intelligible et de général, mon existence complètement dissoute dans la tête et la vie des autres’. Et dans Passion simple je vais plus loin, en me demandant si je n’écris pas pour que les gens ressentent et vivent les choses que j’ai écrites, en oubliant qu’ils les ont lues quelque part. La seule place légitime, au fond, est immatérielle.
SMcI/SJ: Est-ce que le fait d’avoir reçu le prix Nobel de littérature — et d’être la première femme française à remporter ce prix — a changé votre rapport avec le monde littéraire en France? Avez-vous le sentiment d’être arrivée à un point où votre trajectoire et votre place dans le champ littéraire sont plus acceptés (et par vous, et par les autres)?
AE: Je sais que c’est vraiment très difficile de faire comprendre, admettre, que pour moi le Nobel n’a pas été la gloire. Aller à Stockholm, être en robe longue, voir le roi, lui serrer la pince, comme dans la chanson enfantine,4 tout cela m’épouvantait littéralement. Et je peux dire franchement que j’ai vécu toutes ces choses comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre. J’ai envoyé mon double à Stockholm.
SMcI/SJ: Vous étiez comme spectatrice de vous-même, c’est peut-être aussi une forme d’autoprotection.
AE: Oui, c’est une autoprotection, bien sûr. De me dire: ‘Je joue un rôle, là.’ Je suis actrice dans une pièce que je connais pas. Tout est fait pour ça aussi: le décorum, le protocole, fait pour que vous vous sentiez au-dessus du lot. Ce qui m’a beaucoup frappé, c’est la facilité des hommes nobélisés à être à l’aise dans le rôle. Le lendemain de la cérémonie du Nobel, il y a eu un dîner au palais du roi — non retransmis à la télévision — avec, de nouveau, l’obligation de porter une robe longue. Après une attente interminable dans un salon, comme si les Nobel étaient des manants, le chambellan a ordonné de nous diriger à sa suite, en rang, par couples. À l’exception d’une femme Nobel de physique, qui avait un compagnon, tous les autres étaient des hommes, avec leur épouse au bras. J’étais la seule à être seule et j’ai pensé, c’est l’histoire de ma vie, d’être en dehors. Disons que je n’ai jamais ressenti aussi fortement mon absence de place.
SMcI/SJ: À part toutes les difficultés de la cérémonie elle-même, est-ce que cela a apporté quelque chose de positif pour vous, d’être ‘nobélisée’?
AE: Bien sûr, le côté positif est indéniable. Mes textes étaient déjà traduits dans trente-neuf pays, ils le sont aujourd’hui dans cinquante. En France, où tous mes textes existent en collection de poche, tous titres confondus, en deux mois mille exemplaires ont été vendus. Lus, j’espère, car il y a aussi un effet de célébrité. Ce qui a été le plus fort, le plus tangible, ce sont tous les témoignages reçus, les lettres de lecteurs inconnus, d’autres qui m’avaient écrit il y a plusieurs années. C’est extrêmement émouvant parce que toutes ces lettres manifestent la réalité de l’action des livres dans la vie des gens.
SMcI/SJ: Et vous essayez de répondre à ces lettres?
AE: J’essaie de répondre à toutes, oui. Ma culpabilité, c’est que, dans les semaines et les mois qui ont suivi le prix, je n’y arrivais pas toujours, il y en avait trop. J’en reçois encore beaucoup. Parmi elles, dans les mails aussi, il y a des sollicitations, pour signer telle tribune, être la marraine d’une médiathèque, d’une manifestation, venir ici ou là — ‘votre présence aurait une signification’, etc. À ce moment-là, je ne suis pas l’écrivaine, je suis un label, une marque: Nobel. À ce moment-là, j’éprouve du dégoût.
SMcI/SJ: Il paraît parfois que lorsque vous êtes sur le point d’être ‘absorbée’ dans le courant dominant, vous ressentez le besoin de bousculer ou déstabiliser, et de faire publier un livre qui provoque, qui choque. Vous parlez dans Mémoire de fille de ‘mettre en jeu la figure d’écrivain qu’on me renvoie, la ravager, m’acharner à dénoncer une imposture, genre “je ne suis pas celle que vous croyez”’. C’est l’expression d’une résistance très forte, même violente. D’où vient-elle?
AE: Oui, c’est vrai. J’éprouve cette tentation. Il me faut remonter à mon entrée en littérature avec Les Armoires vides, un texte d’une grande violence, je dirais sans précaution ni prudence parce que, lorsque j’écris ce texte, être publiée n’est qu’une hypothèse — mon premier texte a été refusé dix ans avant. C’est au fond de ce ‘moi’ d’avant toute publication, sans public, dont j’ai une sorte de nostalgie et qui me fait m’interroger dans Mémoire de fille sur ce désir de bousculer l’image de l’autrice des Années, en décrivant une relation sexuelle qui, aujourd’hui, est considérée à juste titre comme un viol, et à laquelle je consens. D’un bout à l’autre, j’ai tout accepté de ce garçon, et même j’en suis tombée amoureuse. En 2013–14, quand j’écris, le mouvement #MeToo n’a pas eu lieu. Ce que j’entreprends d’écrire est difficile parce qu’il n’est pas conscientisé collectivement. On ne parle pas de consentement, ce mot me vient comme ça, il n’est pas dans l’air.
SMcI/SJ: Oui, tout à fait. Vous avez devancé le phénomène.
AE: Et il n’y a pas que le viol — qui n’en est pas un, je répète, pour moi et pour tout le monde à l’époque — mais aussi la suite, me retrouver dans le lit de plein de garçons. Il me semble à ce moment-là que je vais ravager quelque chose de moi, me mettre en danger. Comme lorsque j’ai reçu l’annonce que Les Armoires vides allaient être publiées, cette sorte de panique alors. Dans mon journal, pour décrire le moment du Nobel, la cérémonie, je retrouve cette violence mais cela ne sera pas rendu public de mon vivant.
SMcI/SJ: Pour ce qui concerne la publication de votre journal intime, est-ce qu’il y a quand même une sorte d’auto-censure qu’il n’y aurait pas autrement, parce que vous savez que cela va être publié après votre mort?
AE: Non, justement la perspective de la mort, ça libère. Je n’écris pas beaucoup dans mon journal intime sur mes fils et mes belles-filles, mais je n’imagine pas enlever ce qui y figure. Non plus que sur des ami·e·s envers qui je suis parfois d’une grande méchanceté! [Rires.] J’écris beaucoup sur le monde autour, y compris sur Gallimard. Je m’en moque, de toute façon, Gallimard comme tous les éditeurs est capable de tout avaler pourvu que ça devienne des livres. Céline a écrit des horreurs sur Gaston Gallimard. Quand je commence à écrire un journal à seize ans, je n’imagine pas mon avenir, donc le devenir de ce journal. En fait, j’ai commencé à y penser — ou plutôt on m’y a fait penser — en 1988. Je me souviens d’un déjeuner avec Pascal Quignard et Antoine Gallimard, au cours duquel le sujet vient sur le tapis. ‘Est-ce que vous écrivez un journal?’ ‘Ah oui, je tiens un journal depuis mes seize ans.’ ‘Où est-il entreposé? ‘Dans mon secrétaire.’ ‘Mais vous êtes folle! Il faut le mettre à l’abri dans un coffre’, etc. C’est alors que j’ai commencé à penser que mes cahiers intimes avaient peut-être de l’intérêt.
J’ai cependant publié Se perdre, un livre sorti de mon journal intime. C’est la seule partie de mon journal intime qui a été publiée. Et absolument pas censurée. J’ai vraiment l’impression que, lorsque je n’écris pas — même dans le journal intime — je n’existe pas. Je mets en rapport avec cette impression — notée au début du Jeune homme — que ‘Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues’. Ne fût-ce qu’une pensée dans la journée, non écrite elle se disperse, elle n’existe pas. Je veux dire, les morts n’écrivent pas.
SMcI/SJ: Pour revenir un instant à la question de votre lectorat, à en juger par les lettres que vous recevez, est-ce que vous êtes lue principalement par les femmes?
AE: Non, cela s’équivaut pour un grand nombre de textes, La Place, Les Années, Journal du dehors, La Honte. Le mot ‘fille’ ou ‘femme’ dans le titre attire un public plus féminin: La Femme gelée, Mémoire de fille. L’Événement a effrayé les premiers lecteurs il y a vingt ans. Même des hommes de ma génération avouaient qu’ils ne savaient que leur copine avait vécu de cette façon-là leur avortement. L’un, bouleversé, m’a écrit: ‘Je suis né cette année-là, donc j’aurais pu ne pas naître.’ En effet. Il a vécu un retour à l’embryon. [Rires.] Il y a aussi une distinction entre lecteurs de classe populaire et lecteurs plus ‘compétents’ par leur niveau d’études ou leurs habitudes de lire beaucoup. Les premiers plébiscitent La Place, Une femme, Je ne suis pas sortie de ma nuit, les seconds Les Années. Ce qui me touche par-dessus tout, c’est le renouvellement du public de lecteurs, beaucoup de jeunes lisent mes textes, c’est fortement sensible depuis dix ans.
SMcI/SJ: Passons, si vous voulez, au sujet de votre féminisme. Vous avez dit que vous le devez à votre mère. Vous devez aussi beaucoup à Beauvoir, cette féministe si bourgeoise (d’ailleurs, il est frappant que vous faites un rapport entre ces deux influences majeures lorsque vous écrivez dans Une femme, à propos de votre mère, ‘Elle est morte huit jours avant Simone de Beauvoir’). Quel est votre rapport au(x) féminisme(s) aujourd’hui?
AE: Je suis très impliquée dans le féminisme actuel comme mouvement que je vois comme un mouvement politique, c’est-à-dire qui est capable de changer la société, peut-être plus politique que d’autres, parce que changer les rapports des hommes et des femmes, obliger les hommes à changer, c’est une révolution. La plupart d’entre eux ne soupçonnent pas qu’ils peuvent changer. Ils restent le premier sexe. Donc c’est un travail de longue haleine mais la domination masculine et la masculinité sont bousculées, par exemple, par la transidentité. Pour ma part, je n’ai jamais souhaité être un homme, j’ai toujours été heureuse d’être une femme, mais cette possibilité et cette liberté de changer de sexe met en danger les schémas d’une ‘nature’ masculine justifiant l’ordre existant. De même que l’acceptation progressive par la société de l’homosexualité — après avoir été un délit, celle-ci est reconnue, par le mariage, de plein droit à égalité avec l’hétérosexualité — est susceptible de modifier les rôles à l’intérieur du couple et de la famille. Composée de ‘deux papas’ ou de ‘deux mamans’, cette nouvelle structure familiale interroge la place du père et de la mère dans la famille traditionnelle.
Le fer de lance actuel, oui, c’est le féminisme, après deux, trois même, décennies de reflux, d’environ 1980 à 2010, années décourageantes qu’on pourrait résumer par cette phrase tant de fois dite ou écrite: ‘je ne suis pas féministe mais’ pour émettre une prudente et timide protestation contre des faits scandaleusement machistes. Il y avait tout de même quelques mouvements de résistance. Florence Montreynaud, une femme de ma génération, a créé un mouvement de lutte intitulé Encore féministes! et lutté contre la publicité sexiste, avec un certain succès. Mais la pub est le reflet de la société, on effaçait les images les plus criantes, on ne changeait pas les mentalités. D’où #MeToo a été la divine surprise d’une certaine manière.
SMcI/SJ: Que pensez-vous du mouvement #MeToo? En France, les femmes ont signé divers manifestes à des moments clés de leur lutte collective. Le ‘Manifeste des 343’ femmes qui se sont fait avorter, qui date de huit ans après votre avortement clandestin, et le ‘Manifeste des 100’ pour qui la liberté d’importuner est indispensable à la liberté sexuelle provoquent des débats qui sont étroitement liés à des expériences décrites dans vos textes (celles, par exemple, de l’exploitation sexuelle, du viol et du problème du consentement). Pourtant, votre écriture ne constitue pas ‘une œuvre de dénonciation’. Quelle est votre position vis-à-vis de ces manifestes?
AE: Le ‘Manifeste des 100’, signé par des actrices et des écrivaines connues, constitue la réaction de femmes privilégiées, qui ne prennent jamais le métro, n’ont pas à subir au travail les avances d’un chef, qui ont le pouvoir de tenir à distance, par leur place dans la société, les prédateurs sexuels. Que des femmes s’assemblent pour pondre ce texte en réaction à #MeToo, c’est-à-dire au refus de la mainmise des hommes sur le corps des femmes, m’a paru scandaleux. Elles ne pensaient pas aux filles, aux femmes, qui sont en butte aux attouchements dans le métro, qui se font suivre dans la rue avec des commentaires sur leur corps ou carrément la main aux fesses. Ou elles trouvaient sans doute normal, voire un hommage à la féminité d’être considérées comme un pot de confiture où l’homme a envie de plonger les doigts. Comme à quantité de femmes, cela m’est arrivé et l’agresseur est déjà loin quand vous criez, envahie par un immense sentiment d’humiliation. Qu’elles se sentent capables d’écrire ça… Je peux comprendre davantage la signature de Catherine Millet qui, dans son livre La Vie sexuelle de Catherine M, décrit celle-ci comme un choix de la soumission au désir masculin, y compris d’inconnus.
SMcI/SJ: Est-ce que vous vous intéressez à tous ces débats sur les identités sexuelles et les identités trans?
AE: Oui, beaucoup. Avec Mona Chollet, je suis actionnaire principale de la revue trimestrielle La Déferlante, entièrement indépendante, dont le premier numéro est sorti en 2021, et où, je ne dirais pas que ‘ces questions sont débattues’ mais plutôt que les identités sexuelles et les transidentités sont considérées comme des faits, des réalités à décrire, à interroger, à manifester, en même temps, bien sûr, que tout ce qui concerne le rapport des femmes à toutes les questions de leur vie, la vie et au monde, écologie, etc.
La Déferlante publie maintenant aussi des livres. Le premier, intitulé La Fin des monstres, est le récit par l’auteur Tal Madesta de sa trajectoire trans. Le ‘monstre’, c’est la transphobie. Ce livre montre que devenir un homme physiquement modifie considérablement le rapport au monde, aux autres. Il évoque cette gêne à pratiquer ce que font ‘naturellement’ les corps masculins, par exemple le manspreading. Ce livre éclaire admirablement comment, à l’instar des femmes, ‘on ne naît pas homme, on le devient’.
À propos de la grossesse pour autrui, j’ai évolué au fil du temps. J’ai d’abord estimé qu’il s’agissait d’une marchandisation des corps féminins. Puis, j’ai vécu de près la GPA [gestation pour autrui] demandée par un couple d’homosexuels, avec leurs échanges continuels avec la mère porteuse — une Canadienne qui avait déjà une fille adolescente — la naissance à laquelle les pères ont assisté et j’ai été ébranlée dans mon opposition. Comme tout ce qui touche à la naissance et à la mort, la GPA met en jeu des ressorts psychologiques, sociétaux, et, ici, économiques. C’est le point qui me fait encore problème mais qui est lié, en France du moins, à l’interdiction de la GPA, si bien que seuls les couples aisés y ont accès, à l’étranger. J’imagine que dans un avenir plus ou moins lointain, la GPA sera, comme la PMA [procréation médicalement assistée] et l’IVG [interruption volontaire de grossesse], prise en charge par la Sécurité sociale.
SMcI/SJ: En ce qui concerne vos interventions politiques au-delà du féminisme, comment celles-ci ont elles évoluées? Vous avez critiqué le président Macron dans une lettre ouverte (et vous avez déclaré brûler d’en écrire une autre lorsque vous aurez le temps); vous avez soutenu ouvertement certaines figures politiques, non sans recevoir en retour des critiques dans les média (par exemple, de la part de Pierre Assouline).
AE: Finkielkraut aussi.
SMcI/SJ: Comment voyez-vous votre rôle en tant qu’écrivaine dans de telles échanges? Dans Les Années Super 8 vous parlez de l’inaction climatique et de la naïveté de ne pas croire aux prévisions sur le réchauffement néfaste de la terre; est-ce un débat qui vous tient particulièrement au cœur? Y en a-t-il d’autres?
AE: Tout d’abord, ce qui compte pour moi, c’est l’écriture. Mes livres sont politiques comme tous les livres, c’est-à-dire qu’ils portent une vision des rapports sociaux, de l’individu et de la famille, etc. Mais en tant que citoyenne d’un pays, où je vote, je m’exprime sur les questions actuelles, les lois, l’écologie, je pense que les voix des artistes, des intellectuels et des écrivains sont nécessaires à la vie démocratique.
Pour les questions ou débats qui me tiennent particulièrement à cœur, c’est tout ce qui manifeste en fait l’injustice, l’inégalité, que ce soit par rapport à l’immigration par exemple, ou par rapport à la pauvreté, aux femmes exploitées, bref, tout ce qu’est le champ de l’injustice. Il arrive, comme en ce moment précis, que s’exprimer expose à la violence des réactions majoritaires. Affirmer son soutien à Gaza et dire que le développement massif des colonies par Israël en Cisjordanie a un rôle dans le massacre génocidaire du 7 octobre, c’est aussitôt être accusé d’antisémitisme. J’ai connu un moment de même nature, pendant la guerre du Golfe, en 1991, quand la France a pris le parti d’envoyer des troupes aux côtés des USA. Mitterrand est apparu à la télévision en disant ‘les armes vont parler’. Phrase ahurissante quand il s’agit d’hommes qui vont mourir. J’ai pris position contre la guerre, position minoritaire, avec les communistes, contre ceux qui voulaient éradiquer Saddam Hussein.
La pensée de la guerre me bouleverse. Je l’ai connue dans ma petite enfance avec les bombardements sur la Normandie, les villes du Havre et de Rouen en ruines. J’ai quatorze ans quand commence la guerre d’Algérie et vingt-et-un quand elle se termine. C’est une jeunesse impactée par la guerre. Dans le café de mes parents, on parlait politique. Je me souviens d’un matin — je devais avoir neuf ou dix ans — où j’entends un client qui clame en arrivant ‘Le cabinet est tombé!’ Je me demandais, quel cabinet? Le nôtre? Parce que c’est le même mot pour désigner les membres du gouvernement et, en français populaire, les WC, lesquels étaient chez nous à l’extérieur, comme à la campagne. Ensuite j’ai eu honte d’avoir mal compris. Cette anecdote me fait penser à la représentation que j’avais à ce moment-là du monde. En haut, Paris et le gouvernement, nous en bas. Et c’est une conception du monde très prégnante, intériorisée. Je me souviens d’un autre matin, c’était l’hiver, et tout le café bruissait de la nouvelle: ‘Staline est mort!’ Pour mon père et la France populaire, c’était lui le vainqueur de la Seconde Guerre mondiale. Je devrai plus tard corriger cette version.
SMcI/SJ: Les nouvelles technologies ont également profondément influencé la façon dont nous recevons des informations sur les événements sociaux et politiques. Quel est votre rapport avec ces technologies?
AE: L’apparition du smartphone a modifié profondément et très rapidement notre rapport aux autres. Dans les lieux publics, c’est flagrant. Dans les transports en commun, les salles d’attente, chacun est rivé à son téléphone, les mères ne parlent plus à leurs enfants, tout seuls dans leur poussette. Il y avait hier un article dans Le Monde sur les couples qui ne supportent pas que leur conjoint — souvent l’homme — mange en regardant l’écran de son smartphone. Bien que j’aie vu ce genre de scène au restaurant, je ne pensais pas que ce soit aussi généralisé à domicile. Il me semble aussi que l’usage du smartphone est ravageur pour la mémoire, tant — moi la première — je ne me donne pas la peine de tâcher de me souvenir d’un nom, d’un titre, je le cherche sur Internet. Lequel incite par ailleurs à la dispersion, au butinement, à la déconcentration permanente. J’ai eu mon premier smartphone en 2012, séduite par cette possibilité de trouver instantanément le nom d’un écrivain, de ses livres, dans quelque lieu qu’on soit, jardin ou métro alors qu’il fallait auparavant consulter un dictionnaire à la bibliothèque ou chez soi. Je n’ai plus ouvert un dictionnaire depuis dix ans.
La place du corps/ le corps comme place
SMcI/SJ: Le corps tient une place absolument primordiale dans tout ce que vous écrivez. Ceci est l’une des dimensions les plus distinctives et constantes de votre projet (pour ne pas dire ‘œuvre’ car nous savons que ce mot vous déplaît). Vous avez brisé de nombreux tabous en ce qui concerne l’expérience corporelle de la femme — en écrivant, par exemple, sur l’avortement clandestin, le cancer du sein, le test du SIDA — toujours à partir de votre expérience personnelle, intime, concrète, vécue. Cette insistance courageuse, est-ce une réaction contre la censure maternelle en ce qui concerne le corps féminin? Comme vous l’avez dit, votre mère était féministe mais pas lorsqu’il s’agissait de la libération sexuelle.
AE: Je pense qu’en effet, jusqu’à dix-huit ans, a pesé sur moi le tabou que représentait le sexe pour ma mère. Il se fonde sur la crainte que je ‘tombe’ enceinte et que par suite j’arrête mes études et sois obligée de me marier. En ces années 1958–64 il n’y a pas de contraception valable, seule l’incertaine méthode Ogino. Elle voulait que j’aie un destin autre que celui d’une épouse et d’une mère. Lorsque j’ai lu Violette Leduc, La Bâtarde, qui écrit que pour sa mère, les garçons étaient le diable (elle avait été engrossée par le fils de ses patrons), j’ai pensé que pour ma mère, les hommes étaient aussi le diable. Il y avait un seul homme bien, mon père. Les garçons de mon âge étaient les pires à ses yeux, des pièges. Ce qui aggravait ma représentation du sexe, c’était qu’il constituait un péché. L’école catholique où j’allais ne cessait d’élever la ‘pureté’ au rang de première vertu. Je ne sais si vous connaissez Sainte Maria Goretti, une Italienne du vingtième siècle qui a préféré être poignardée à douze ans par un jeune voisin plutôt que de lui céder. Voilà le modèle que j’avais. Or, très tôt, j’ai manifesté de la curiosité et de l’appétit pour les choses sexuelles. Ce regard de la religion et celui de ma mère se sont confondus. Mais je trouvais dans des livres interdits, comme Une vie de Maupassant ce qui me paraissait la réalité, à savoir la réalité sexuelle et j’avais beaucoup d’imagination! Dans mes livres, je ne sépare pas l’écriture du sexe de la passion, d’une manière générale de la vie, rien n’est plus éloigné de moi que l’écrit érotique.
SMcI/SJ: Vos narratrices semblent souvent s’identifier très fortement avec d’autres femmes, et même penser à travers elles, comme dans L’Événement ou dans L’Occupation où vous écrivez: ‘À partir de ce moment, l’existence de cette autre femme a envahi la mienne. Je n’ai plus pensé qu’à travers elle.’ Nous voulions savoir si le ‘je transpersonnel’ est pour vous un ‘je’ plutôt genré.
AE: Je ne pense pas mais cela dépend des textes et de ce dont il est question. Dans Les Années, ce n’est pas le cas avec le pronom ‘nous’, ‘ils’, sauf quand je distingue ‘elles’ de l’ensemble. Mais, certes, La Femme gelée, Mémoire de fille et L’Événement sont genrés parce qu’il s’agit de la condition féminine. En revanche, Passion simple ne l’est pas, si j’en juge par la réception.
SMcI/SJ: Dans L’Événement, vous parlez de l’expérience du désir non pas comme quelque chose de spécifiquement féminin, mais plutôt comme androgyne. Vous dites: ‘Dans l’amour et la jouissance, je ne me sentais pas un corps intrinsèquement différent de celui des hommes.’ Le désir, serait-il donc non-binaire?
AE: Même si la jouissance a des formes différentes, des sucs différents, que le plaisir n’a pas la même durée chez les hommes et les femmes, c’est quand même le plaisir. Mais j’ai peut-être été un petit peu vite là, en écrivant cette phrase. Je voulais marquer que la grande différence, c’était ce qui arrivait aux femmes et pas aux hommes. Et, en l’occurrence, ce qui m’arrivait, ce qui fondait sur moi, c’était la catastrophe. La différence était là.
SMcI/SJ: Nous avons remarqué l’importance pour vous du terme ‘sensation’, que vous employez souvent. Dans votre discours du prix Nobel de littérature vous dites: ‘Trouver les mots qui contiennent à la fois la réalité et la sensation procurée par la réalité, allait devenir, jusqu’à aujourd’hui, mon souci constant en écrivant, quel que soit l’objet.’ Que représente la ‘sensation’ pour vous au juste? S’agit-il, pour reformuler une remarque puisée dans L’Usage de la photo, de saisir ‘l’irréalité du corps dans la réalité des traces’? Est-il question de ‘sauver’ l’expérience (encore un terme que vous utilisez souvent)? Quel est le défi posé par l’écriture de la sensation?
AE: La sensation est pour moi la porte d’entrée du monde extérieur en soi: elle est suscitée par une personne, un objet, des mots et même une idée. Elle avertit qu’il y a quelque chose à chercher, à mettre au jour. C’est un trouble. Il y a des idées qui suscitent des sensations. Mais c’est souvent plutôt l’inverse: un propos politique, une phrase, sont susceptibles de me jeter dans le dégoût, la peur, ou l’inquiétude. Mettre la sensation au centre de mon travail en disant: ‘c’est ce mot-là, pas un autre, qui convient, je le sens’ est accepté mais dire d’un propos social, politique ‘je sens que c’est juste’ l’est beaucoup moins. Mais je ne prends pas toute sensation comme critère de vérité. Plutôt comme une incitation à un questionnement intéressant.
SMcI/SJ: Revenons à la grande question de ce que cela veut dire d’être ‘transfuge de classe’ et de comment la classe sociale détermine le corps. Dans Les Armoires vides vous soulignez le sens d’une fatalité de transmission liée au corps qui provient de la classe ouvrière. Comment un corps qui appartient à la classe ouvrière diffère-t-il d’un corps bourgeois? Ce binaire Bourdieusien selon lequel le bourgeois s’associe avec le raffinement et l’intellect, et la classe ouvrière avec le bas, l’abject, comment l’avez-vous ressenti? Est-ce que vos perceptions de votre propre corps ont été transformées par votre passage d’une classe sociale à l’autre? Fallait-il désapprendre consciemment certains mouvements ou gestes?
AE: Le corps et tout ce qui lui est lié, ses usages, ses gestes et son devenir de l’enfance à la vieillesse est largement déterminé par la classe sociale. Il y a un corps de classe: bourgeoise, paysanne, ouvrière et des façons de se tenir, marcher, parler, manger qui diffèrent suivant sa place dans le monde social — ce que Bourdieu nomme l’habitus, c’est-à-dire l’incorporation inconsciente des déterminismes sociaux. Dans La Place et à un moindre degré dans Une femme, j’évoque les façons de se tenir, de s’exprimer de mes parents. Pendant l’enfance et l’adolescence je leur ressemblais évidemment dans ma façon d’être. Le changement s’est opéré progressivement au contact des filles de milieux socio-culturels dits supérieurs. Il y a des gestes mais aussi des mots que j’ai consciemment désappris, ou à l’inverse appris. Mais jusqu’à presque cinquante ans, j’ai gardé une brusquerie de manières, une façon de poser brutalement les objets, caractéristique des milieux populaires ou d’accorder peu de soins à mes mains et mes ongles. Ce qui m’a fait changer, c’est le regard d’autrui, ce regard où se mêle l’étonnement et la réprobation devant un manquement aux codes de la bourgeoisie: manger sans attendre que l’hôtesse ait commencé, serrer la main trop fortement, les codes bourgeois sont une forêt de règles inconnues pour qui est né dans un milieu populaire.
Mon corps sous le regard d’autrui, très longtemps, a été une source de malaise, de mal-être, que j’ai dépassée. Le métier de professeur m’a aidée à me débarrasser du corps honteux. Celui du professeur est visible de tous, très observé, surtout celui des femmes. Ça, les enseignantes le savent très bien.
SMcI/SJ: L’expérience ou la production de la sensation est sans doute une collaboration entre le corps et l’esprit; c’est peut-être en cela qu’elle peut être révélatrice, qu’il s’agit du plaisir ou de la douleur. Vous parlez parfois dans vos textes de la maladie. Quel rôle la maladie a-t-elle joué dans votre vie et dans votre écriture de vie? Vous décrivez la maladie d’Alzheimer de votre mère comme une ‘maladie révélatrice’. Que révèle t-elle?
AE: La maladie d’Alzheimer désinhibe les malades qui en sont atteints, il n’y a plus de surmoi. Ma mère, qui a gardé la fonction du langage jusqu’au bout, révélait dans ses propos les hantises de sa vie, la peur de manquer d’argent, de ne pas être ‘considérée’, ses désirs que je sois heureuse. Elle disait aussi des choses qui étaient de l’ordre pour moi de la blessure, comme sa jalousie — que je n’avais jamais perçue — vis-à-vis de mon père accusé ‘d’être à mes genoux’. Le rôle de la maladie dans ma propre vie est très important. Il rend sa source dans la toute petite enfance, avec une malformation des hanches, qui m’obligera à être dans le plâtre durant six mois après que je commence tout juste à marcher. Je n’en ai aucun souvenir mais ma mère racontait beaucoup cet épisode en parlant de ma ‘coxalgie’. À treize ans, j’ai constaté que j’avais une très légère différence entre mes deux jambes, pensé que la coxalgie revenait, dont le dictionnaire disait que c’était une forme de tuberculose osseuse. J’ai vécu dans la peur secrète d’être envoyée à Berck-Plage, la station avec ses sanatoriums au bord de la mer, de ne plus pouvoir continuer mes études. Alors je glisse du papier journal plié en guise de talonnette dans ma chaussure! Ma mère s’en aperçoit un jour, je ne sais ce que j’ai inventé. Cette peur du retour de la supposée coxalgie ne m’a pas quittée de toute ma jeunesse, dans mon agenda, à vingt-deux ans, je note ‘cette nuit, mal à la hanche, ça reviendra, vie menacée’. Et en effet, cela reviendra sous forme d’arthrose nécessitant le remplacement de l’articulation par une prothèse mais à trente-six ans, après avoir eu deux enfants, être devenue professeure et avoir publié deux livres. Cette présence continuelle de la mauvaise santé et de la maladie induit un sentiment de précarité influant sur le comportement et l’écriture: faire l’amour et écrire comme si j’allais mourir après.
À un moment, les deux se sont conjugués: j’ai commencé Les Années, on me découvre un cancer du sein et au cours de la chimiothérapie j’ai rencontré un homme qui ne s’est pas enfui à toutes jambes à l’annonce de ma maladie et qui est devenu mon amant. J’ai brisé un tabou en écrivant, avec lui, sur notre relation, à partir de photos de nos vêtements prises après l’amour. D’où des réactions négatives ou d’évitement par les critiques d’évoquer ce texte, L’Usage de la photo. Mais j’ai eu conscience de faire ici un travail féministe.
L’annonce du cancer a eu une influence sur Les Années, que j’ai poursuivi avec une espèce d’impavidité, celle que donne l’hypothèse de mourir. Cela dit, au milieu du livre, j’ai perçu en moi une inquiétude, un doute sur ma légitimité de femme et de femme non-historienne, de parler du monde, des guerres et des événements politiques, et d’en parler dans une forme insolite, en me fondant sur la mémoire individuelle. Et j’ai assumé consciemment d’écrire l’histoire, pour une fois, écrite depuis le point de vue d’une femme. Dans cette attitude de défi, je retrouve l’héritage maternel, la force qu’elle m’a inculquée, celle aussi de ma grand-mère, malheureusement morte quand j’avais douze ans. Elle était sourde comme un pot, usée par le travail et six enfants qu’elle avait élevés seule après le décès de son mari à cinquante ans, parlait un patois presque incompréhensible pour moi et je m’étonnais de ses réponses justes quand je m’amusais à lui poser des ‘colles’ de géographie et d’histoire. Elle avait eu son certificat à douze ans et elle aurait dû devenir institutrice. Ces modèles féminins m’ont fait penser, jusqu’à l’adolescence, que les femmes étaient supérieures aux hommes. Elles s’occupaient de la maison, de la nourriture, des enfants, elles géraient le budget. C’est sur elles que reposait la bonne marche de la société. À l’école privée, le savoir et l’autorité étaient un apanage féminin. Les femmes étaient ‘sérieuses’, pas les hommes…
La place des vieux/vieilles et de la vieillesse
SMcI/SJ: Notre interview se déroule au lendemain du Contre-Salon des vieilles et vieux 2023, événement inaugural du Conseil national autoproclamé de la vieillesse qui a eu lieu à Paris du 17 au 19 novembre et dans lequel vous êtes intervenue. Dans Les Années Super 8 vous citez une phrase retrouvée dans un journal écrit lorsque vous aviez trente-cinq ans: ‘Il ne faut pas penser à toutes ces choses, la vieillesse et la mort, sous peine de désespérer.’ Vous avez actuellement quatre-vingt-trois ans et vous n’avez pas du tout l’air de désespérer! Pourtant, vieillir est encore un grand tabou social qu’il faudrait confronter collectivement. Quels aspects de ce Contre-Salon vous semblent les plus urgents?
AE: La vieillesse est encore un grand tabou. Parce que toute la société valorise — je vais dire des banalités — la jeunesse et ses attributs, la fraîcheur, l’absence de rides et de cheveux blancs, etc. Elle associe rarement la beauté aux vieux. Je me souviens d’une phrase de ma mère, ‘Quand on est jeune, on est toujours beau’, qui ne laissait pas de m’étonner mais qui fait partie des croyances les plus ancrées. Il y a un immense travail à faire pour changer le regard sur le corps vieux. Il y en a, comme celui que j’ai cité au Salon d’une marque de lingerie — Darjeeling — qui a montré sur des panneaux publicitaires une femme d’une soixantaine d’années, à la chevelure blanche, présentant la collection de sous-vêtements. Façon d’habituer à voir la réalité d’un corps qui vieillit et qu’elle ne soit plus seulement exposée occasionnellement, par exemple sur la plage.
On m’a offert un livre sur les actrices, La Seconde Femme: ce que les actrices font à la vieillesse, de Murielle Joudet, un ouvrage passionnant étudiant comment Bette Davis, Brigitte Bardot, Meryl Streep, Isabelle Huppert se comportent par rapport à l’inéluctable vieillissement dans le monde du cinéma où la jeunesse des actrices est une espèce de prérequis. Bardot a quitté les écrans avant, Bette Davis fait face, elle a cette formule qui me plaît: ‘Getting old is not for sissies.’ Huppert, comme d’autres actrices, a recours au lifting et, de plus, est filmée derrière un écran qui lisse le visage. Il y a là une terrible injustice entre les actrices et les acteurs qui, eux, jouent sans recourir à des artifices jusqu’à un âge avancé. Et cette persistance de l’écart entre hommes et femmes au cinéma et dans la publicité maintient les stéréotypes sexistes. Cela dit, il est de plus en plus admis que les femmes âgées aient une vie sexuelle, à l’instar des hommes, bien après la ménopause. Et même qu’elles cherchent une relation sur les sites de rencontre, telle une ancienne camarade de classe du pensionnat — religieux! — où nous étions ensemble et qui est dans une liaison avec un partenaire trouvé sur Internet. Je ne crois pas qu’on puisse envisager la façon de vieillir de la société à l’avenir. Nous ne vieillissons pas comme il y a cent ans ou même trente.
SMcI/SJ: Vous avez dit dans la conversation avec Michelle Perrot et Laure Adler que vous avez pris une décision de ‘réussir votre vieillesse’. Qu’est-ce que cela veut dire?
AE: Réussir ma vieillesse, c’est, d’une certaine façon, ne pas y penser, continuer à avoir les activités qui étaient les miennes et, si elles ne sont pas possibles parce que limitées par la fatigue, en chercher de nouvelles. La règle étant le plaisir, qu’il soit dans la contemplation d’un coucher de soleil, la lecture d’un livre, l’investissement dans une cause sociale, politique. Réussir ma vieillesse, c’est conserver ma curiosité des événements, de tout ce qui arrive. C’est considérer la mort de façon apaisée, comme la conclusion nécessaire d’une vie déjà longue en ce qui me concerne.
Quand on y songe, la vieillesse a ses charmes. Cette angoisse du choix de l’avenir, si terrible dans la jeunesse, n’existe plus. On jouit d’un temps sans contrainte. Et, quand on a fait le choix d’avoir des enfants, il y a souvent cet étonnement et ce plaisir de voir grandir des petits-enfants. Il me semble que le moment est venu de dire — comme en 1789 Saint-Just le fait à propos du bonheur, ‘une idée neuve en Europe’ — que réussir sa vieillesse est une idée neuve. Déjà, une idée neuve dans ma vie. [Rires.]
Simone de Beauvoir est morte finalement à soixante-dix-huit ans, ce qui nous paraît presque jeune, maintenant. Mais, d’après ce que j’ai lu dans ses Mémoires, elle n’a cessé de considérer la mort comme un scandale. À moi, c’est l’idée d’éternité qui me paraît scandaleuse. Réellement. Je veux dire, comment est-ce qu’on pourrait s’imaginer être éternels? Avec les jeunes, nous serions complètement déphasés. Ainsi ai-je éprouvé l’hiver dernier une humiliante sensation de décalage avec le présent lorsque j’ai découvert l’IA, l’intelligence artificielle. Quant au langage, il évolue très rapidement. Il est à peu près certain qu’un homme ou une femme ayant eu vingt ans il y a un siècle ne comprendrait rien au journal télévisé.
SMcI/SJ: On a remarqué que c’était surtout des écrivaines qui participaient au Contre-Salon, ou des femmes en général. Il y avait très peu d’hommes. Pourquoi était-ce surtout un milieu féminin à votre avis? C’était vraiment une réunion entre femmes ou presque.
AE: Tenez, je me souviens de la réaction d’un sociologue belge du même âge que moi lorsqu’il a lu Les Années. Il m’écrit: ‘Je vous trouve courageuse de vous décrire à soixante-six ans et d’évoquer votre vieillesse.’ Je crois que les hommes n’aiment pas se voir, se savoir vieux. Ils n’ont pas la même histoire avec leur corps. Nous, femmes, avons connu la ménopause, qu’on nous a tellement vendue comme un truc épouvantable! Mais on l’a traversée. Wahou! [Rires.] Que notre corps ait été surveillé tout le temps par tout le monde, c’est insupportable, regrettable. En même temps, nous sommes habituées à avoir tout le temps conscience de ce corps. Je cherche des écrivains, des hommes, qui ont parlé de la vieillesse. À part Montaigne, je n’en vois guère. Des maladies, davantage.
SMcI/SJ: Donc si Simone de Beauvoir pensait que la mort était un scandale, sûrement elle aurait été contre l’interruption volontaire de la vieillesse. Vous êtes pour?
AE: Je ne suis pas sûre que Simone de Beauvoir aurait été contre, il s’agit de la liberté de choisir. En ce qui me concerne, je suis pour, sans restriction. Il n’en reste pas moins que, parmi les choses les plus difficiles de la vieillesse, ce n’est pas l’affaiblissement ni la ruine du corps. C’est de voir mourir autour de soi. Des gens connus et des proches. Les deux amies qui étaient à mon mariage sont décédées cette année après avoir été atteintes d’Alzheimer. Mon ex-mari est disparu en 2009, également l’homme et co-auteur de L’Usage de la photo, en 2022. C’est cela vieillir, être seul·e à se souvenir d’un temps partagé.
SMcI/SJ: On sait que le prix Nobel vous a pris énormément d’énergie, mais est-ce que vous avez un ou des projets d’écriture qui mijotent et que vous êtes en train de faire?
AE: J’en avais un avant le Nobel mais qui s’est trouvé interrompu. Cette année je suis sur un autre projet, ce qui ne veut pas dire que l’ancien ne reparaîtra pas sous une autre forme. Mais la vie a toujours beaucoup compté dans mon travail d’écriture, je veux dire tout ce qui m’arrive, à moi et dans le monde extérieur. Ainsi, il y a eu un phénomène étonnant: à partir de l’annonce du prix Nobel, j’ai cessé d’avoir un âge quelconque. Sans doute parce que personne ne se souciait de mon âge, j’étais le prix Nobel, point. Et on me faisait des plans de voyage, de vols et de rencontres à gogo. Malgré moi, je pensais à cette statue de Notre-Dame de Boulogne, qu’on a promenée de ville en ville après la Seconde Guerre mondiale, censée avoir obtenu la victoire des Alliés…
Footnotes
We extend our sincere thanks to Annie Ernaux for her hospitality and generosity, both during our visit and in the stages of finalizing the published version of our interview. We would also like to acknowledge the help of Alexandra Pugh in transcribing the interview.
We deliberately avoided a traditional one-on-one Q&A approach to our interview, allowing our discussion to evolve in a more interactive manner à trois.
For a report on the Conseil national autoproclamé de la vieillesse, see Shirley Jordan and Siobhán McIlvanney, ‘Le Contre-Salon des vieilles et vieux 2023: A Report and Interview’, French Studies Bulletin, 45 (2024), 46–49.
‘Lundi matin, le roi, la reine et le petit prince | Sont venus chez moi pour me serrer la pince | Comme j’étais parti | Le petit prince a dit | ‘Puisque c’est comme ça, nous reviendrons mardi.’